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Propos intempestifs, retours à la parole des anciens

Propos 8 : Pourquoi Socrate était-il si subversif ?

Nous avons parlé de la condamnation à mort de Socrate par un tribunal populaire. Nous avons noté (Propos 5) qu'on reprochait au philosophe d'avoir des accointances avec les milieux pro-spartiates d’Athènes. Le penseur, autour duquel gravitaient des aristocrates conservateurs (Critias, Charmide, Alcibiade, Platon, etc.), ne cessait de vanter les bienfaits de la Constitution des Spartiates. Ce que révèle, entre autres, le Criton rédigé par Platon.


Dans la vaste nébuleuse des incertitudes autour de Socrate (qui n’a légué aucun écrit philosophique), une autre chose se distingue cependant : ce philosophe, à un moment donné, a décidé d’investir l’espace public (agora, gymnases, rues d’Athènes) en mettant en place des entretiens personnalisés à base de questions-réponses, soit avec telle célébrité intellectuelle, politique, militaire, artistique ou religieuse, soit avec un citoyen anonyme qu’il pouvait rencontrer. De cette façon, il a appliqué au tout venant un certain type d’entretiens que fort probablement, au départ, il réservait aux membres de son cercle. De ces considérations, on dispose au moins de trois éléments de preuve :


1) L’investissement des lieux publics est attesté par les deux principaux Socratiques dont nous avons les œuvres (Xénophon, Mém. I, 1, 10 ; I, 2, 60, III, 10-14 ; Platon, Apol. 23b, 30a, 33a-b). Ces entretiens se tiennent souvent (non pas tout le temps cependant[1]) dans des lieux publics, en particulier des gymnases.


2) Il nous reste un marqueur culturel important de l’énorme influence socratique et de sa méthode spécifique : l’apparition au IVe siècle d’un genre littéraire dont la caractéristique première est justement cette façon qu’avait Socrate de mettre en place ses discussions par questions-réponses. Un genre littéraire qui a été distingué et qualifié par Aristote de genre des logoi sôkratikoi (discours socratiques). Ce genre se perçoit chez Platon, Xénophon, ainsi que chez d’autres auteurs socratiques dont il nous reste des fragments. Dans le Protagoras rédigé par Platon, Socrate fixe en détail les règles du jeu du dialogue par questions-réponses en s’opposant à la pratique sophistique du discours d’apparat, dont l’objectif était d’impressionner un auditoire. Afin d’éviter cette dérive, Socrate demande expressément que l’on réponde par de courtes expressions (apokrinein dia bracheôn) en s’en tenant aux questions mêmes (te kai auta ta erôtômena). Tel est le dialogos que Socrate entendait instaurer pour en faire une nouvelle norme de l’échange philosophique (Prot. 336a7). Dans Platon, Cratyle, 309c, Socrate appelle "dialecticien (dialektikos) (...) celui qui sait interroger et répondre".


3) Dans les Nuées d'Aristophane qui représentent sur le mode comique l’ancien mode opératoire de Socrate, on voit que celui-ci pratiquait des initiations auprès de ses disciples (ou des novices) en posant des questions courtes (v. 482 sq. ; 636 sq.). Il ne s'adressait pas encore de cette manière au tout venant mais seulement à ses disciples.


Tant que Socrate menait des discussions dans son cercle privé d’amis fidèles, il n’était pas perçu comme subversif (même s’il pouvait aborder des sujets inconvenants ou controversés) et, par conséquent, il n’était pas spécialement inquiété par les autorités. C’est d'abord cette toute nouvelle façon de s’entretenir avec autrui au sein de l’espace public qui a été perçue comme éminemment subversive par les citoyens d’Athènes.







Dans l’Apologie rédigée par Platon, Socrate explique pour quelles raisons il en est venu, à un moment donné, à mener des enquêtes sur la voie publique auprès des uns et des autres, en particulier suite à une certaine parole énigmatique prononcée par l’Oracle de Delphes (Apologie, 21a).


On l’a vu, dans la pièce Les Nuées (composée en 423), Aristophane représente Socrate en train de diffuser son enseignement, le philosophe n’étant aucunement présenté comme exerçant dans des lieux publics. Cela implique que le choix de Socrate d’intervenir dans les lieux publics n’a pu se décider qu’assez tardivement dans sa carrière de philosophe, entre l’âge de 47 ans et celui de 70 ans, en 399, année de sa mort.


Autrement dit, Socrate n’a pas été ouvertement subversif dès sa jeunesse, dès lors qu’il n’officiait pas initialement sur la voie publique. On se doute que s’il avait appliqué sa méthode

d’interrogations assez éprouvantes au tout venant dès l’âge de 20 ans, par exemple, s’il s'était ainsi frontalement opposé dès le départ à la doxa, il n’aurait jamais pu survivre jusqu’à l’âge respectable de 70 ans.


En quoi Socrate était-il si opposé à la doxa ? C’était un marginal à l’allure étrange (habillé sommairement à la spartiate, il ne travaillait pas et vivait chichement). Pédéraste notoire, séducteur hors pair, il paraissait louche au commun des Athéniens, notamment en raison du fait qu'il faisait tourner la tête des jeunes gens en dépit de sa laideur proverbiale. Mais les principales caractéristiques de ses comportements intempestifs étaient d’une part la forme très inhabituelle des discussions qu’il mettait en place, d’autre part, ses partis-pris non démocratiques.


Voyons d’abord la forme :

Citons à cet égard Oscar Velásquez, "La subversión socrática" (conférence en ligne très récente du 25 Août 2022, in Ciclo internacional de Conferencias «La Filosofía Antigua sin Fronteras») :


Socrate descend dans la rue (Xénophon, Mémorables, I, 1, 10) ; il ne va ni à l’Assemblée (ekklesia) ni aux tribunal (dikasteria). Son objectif est constamment d’interroger les uns et les autres, de tenir un certain type de propos amenant les gens à se remettre en question. Se forment autour de lui des cercles de citoyens, en particulier des jeunes gens — cercles qui transforment ces entretiens en un espace à la fois d’initiation et de passe-temps (diatribein).

Cette nouvelle façon d’occuper le temps dans des espaces civiques non conventionnels est précisément à l’origine des réactions hostiles les plus notoires de l’establishment politique athénien. Je dis "espaces civiques non conventionnels" car, pour la majorité des Athéniens, seules l’ekklesia et la dikastereria sont les espaces publics autorisés de discussion. Ainsi, la principale raison de cette grande gêne des politiciens et des orateurs à l’égard de Socrate semble résulter de ces inquisitions dialogiques incontrôlables et inopportunes, surgissant au beau milieu de la cité (agora, gymnases, rues d’Athènes).

(…) Par conséquent, l’espace favori de Socrate intermédiaire entre le public et le privé, s’est mis à interférer avec l’équilibre coutumier de la cité, en ce sens qu’il rompit l’équilibre institutionnel, en lequel la parole publique et les décisions gouvernementales avaient par définition leur place réservée au sein de l’Assemblée populaire et dans les tribunaux.


Il y a donc bel et bien subversion dans la forme même de ces discussions se produisant dans des lieux publics perçus à l’époque comme totalement inadéquats. De plus, par ses questions impertinentes, le philosophe pouvait déstabiliser un personnage important de la cité, ceci devant un auditoire de jeunes gens hilares. Le fait que Socrate ait suscité un engouement extraordinaire, un véritable enthousiasme auprès des jeunes d’Athènes qui se mettaient à l'imiter, n’a pas manqué d’inquiéter au plus haut point les citoyens exerçant le pouvoir dans le cadre de la Constitution démocratique.


Rajoutons qu'en créant ce type nouveau de recherche et de communication philosophique, Socrate échappait au contrôle de la doxa ou du "gros animal" (voir Propos 1). Par contre, les sophistes qui enseignaient l'art oratoire aux citoyens voulant se distinguer dans les Assemblées, devaient sonder les tendances de la doxa et s'y soumettre. Croyant la manipuler, ils se laissaient nécessairement entraîner par son pouvoir. En cela, les sophistes séjournant sur le territoire athénien, plus connivents avec la doxa et les pouvoirs en place, étaient loin d'être aussi subversifs que Socrate et, de fait, ils n'ont jamais été vraiment inquiétés par les autorités.


Lors de son jugement, Socrate a été intempestif pour une dernière fois dans sa vie en prononçant des paroles fières (la megalègoria dont parle Xénophon, que Platon, témoin du procès, rapporte plus en détail) devant ses juges : au lieu de fixer une peine, il a demandé à recevoir la récompense suprême des héros de la cité (être nourri au Prytanée) ; de même, confronté à l'animosité des juges, il a persisté à dire qu'il continuerait à faire de la philosophie même s'il devait subir mille morts.







La subversion socratique concernait aussi le fond, le contenu même des messages que le philosophe faisait passer généralement au moyen de ses discussions inquisitrices.


Le terme même de « subversif » (paradoxos) – terme qui implique une franche opposition (para) à l’opinion dominante (doxa), apparaît précisément lorsque Platon expose la théorie du philosophe-roi, explicitée en détail dans la République de Platon par Socrate lui-même. Une doctrine absolument scandaleuse pour l’époque. C’était, à l’époque, le plus insupportable des projets politiques que l’on ne pouvait exposer qu'en catimini, devant des auditoires restreints. Est subversif (étymologiquement parlant) ce qui produit un retournement complet de perspectives. Évidemment, la doxa à l’époque ne pouvait admettre que le principe de la souveraineté populaire. Comme de nos jours, il était impensable de se prononcer pour un souverain en tant que roi.


On admet généralement que la doctrine du « philosophe-roi » est purement platonicienne. La doxa universitaire qui se complaît actuellement à "déconstruire" le personnage-phare de Socrate, tend à le réduire à la portion congrue d’un simple moraliste. On le distingue de Platon qui serait l'unique théoricien de la royauté. En réalité, les choses sont plus complexes : la théorie du Philosophe-roi est fort probablement socratique à l’origine, puisque Xénophon, qui a pu côtoyer Socrate dans sa jeunesse, en attribue la paternité non pas à Platon mais bel et bien au Socrate historique.


Dans les Mémorables, III, 9, 10-11, Xénophon nous présente, en effet, au cours d'un exposé résumant les différentes doctrines de son maître, un Socrate défendant le pouvoir royal et rejetant le pouvoir démocratique. Socrate s’appuie sur le modèle du capitaine de vaisseau qui dispose de la science de la navigation. D’après Xénophon, Socrate aurait dit qu'à l’instar du pilote qui sait naviguer, le roi est celui qui sait comment gouverner. Par conséquent, les citoyens doivent lui obéir. Il n’est donc nullement question ici de souveraineté populaire. Voici le propos socratique :


[10] Pour les rois et les gouvernants, il [Socrate] disait que ce ne sont pas ceux qui portent un sceptre, ni qui ont été choisis au hasard par la multitude, ou que le sort a favorisés, ou qui ont usurpé le pouvoir soit par la violence, soit par la ruse, mais ceux qui savent régner (alla tous epistamenous archein). [11] Si l’on convenait que le devoir du gouvernant (tou archontos) est d’ordonner ce qu’il est utile de faire (to prostattein ho ti chrè poiein), et celui d’un gouverné d’obéir (tou archoumenou to peithesthai), il faisait voir que, dans un vaisseau, s’il se rencontre un homme qui ait l’expérience du commandement, le pilote et tous les autres matelots obéissent à son savoir.


On voit, dans ce passage, que Socrate rejette à la fois la forme traditionnelle de la monarchie (porter le skèptron, le sceptre) et la démocratie (« le magistrat, dit-il, désigné au hasard par la multitude ou par le sort »). Cela veut dire que, selon lui, la désignation d’un magistrat par le peuple ne relève que du hasard ou de l’opinion irrationnelle. Il rejette tout autant la tyrannie (« ceux, dit-il, qui ont usurpé le pouvoir par la violence ou par la ruse »). Pour lui, celui qui gouverne doit uniquement s’imposer par son savoir en matière de commandement (ton epistamenon archonta).


Remarquons encore que la métaphore du capitaine de vaisseau compétent, mais rejeté par les marins (ce qui représente les démocrates expulsant celui qui dispose du savoir), est mise dans la bouche de Socrate d’une manière parallèle par Platon dans Rép. VI, 488e. Dans un autre dialogue bien connu de Platon, Protagoras, 319c-d, Socrate s’amuse à constater que lorsqu’il s’agit de grands travaux d’architecture ou de construction de navires, les citoyens athéniens demandent l’avis des experts et envoient promener les non-spécialistes en leur reprochant de vouloir donner leur point de vue. Ce n’est donc pas sans ironie, sans un étonnement feint, qu’il constate que, pour l’administration de la cité, n’importe qui est habilité à donner son point de vue, sans qu’on lui reproche d’intervenir. Une contradiction parmi d’autres de la doxa. Bref, force est de constater que les propos de Platon recoupent ceux de Xénophon sur le plan politique. Le moins qu’on puisse dire est que Socrate était loin d’être un chaud partisan de la démocratie.


Revenons à ce que Xénophon fait dire à Socrate : le bon roi est celui qui dispose d’un savoir en matière de commandement. Une question non abordée par Xénophon se pose cependant : quel est le critère du savoir ? Comment savons-nous que le roi dispose du savoir et comment celui-ci peut-il savoir qu’il sait ? Ne peut-il pas s’illusionner sur son propre savoir ?


Par ailleurs, si, d’après Platon, Socrate est celui qui ne sait qu’une chose, c’est qu’il ne sait rien (hen oȋda hóti oudèn oȋda, Apol. 21d, Ménon, 80d), cela jette un doute sur la possibilité même d’un savoir politique. Socrate a en effet été reconnu par la Pythie comme "le plus sage des hommes". Socrate a alors compris ceci : cette qualification lui paraît recevable en ce sens qu'il a pu vérifier qu'il était le seul homme conscient de son ignorance. Comment Socrate a-t-il pu dès lors envisager l’existence d’un homme plus savant que lui, parce que possédant un savoir politique ? N’y a-t-il pas finalement contradiction quand on confronte les témoignages de Xénophon et de Platon au sujet Socrate ? On a longtemps pensé que ces deux témoignages étaient inconciliables, au point même que la plupart des historiens ont renoncé à en faire la synthèse.


Il me semble toutefois qu’une synthèse minimale est possible, quand on lit un dialogue de Platon intitulé le Ménon. A la fin de ce dialogue, Socrate propose deux exemples de grands hommes, Thémistocle (stratège qui a vaincu les Perses à Marathon et à Salamine) et Périclès (orateur et stratège qui a étendu l’empire athénien et qui, entre autres, apport non négligeable, a construit l’Acropole). Une chose est sûre : ces hommes ont eu le mérite d’exister et ils furent grands. Socrate constate alors qu’ils se sont distingués non pas parce qu’ils disposaient d’un savoir en bonne et due forme, mais seulement parce qu’ils bénéficiaient d’un don divin (theia moira) leur permettant de saisir l’opinion vraie (alèthès doxa) en matière politique et militaire [2].


On peut alors en déduire que le véritable roi, selon Socrate, est celui qui, à la fois, bénéficie d’un don spécial, on dirait de nos jours, un charisme (lui permettant d’avoir par intuition une certaine lucidité politique), mais parvenant aussi par le raisonnement (par le logos) à passer de l’opinion vraie à sa justification rationnelle. Autrement dit, le roi, selon Socrate, est celui qui est capable de rendre compte (didonai logon) des intuitions clairvoyantes qui le traversent spontanément et qui, par conséquent, peut les enseigner à autrui. D’après Platon, dans le Ménon, Socrate dit n’avoir jamais rencontré un homme de cet acabit. « Si un tel homme existait (ei dè eiè) », dit-il. En d'autres termes, pour lui, l’existence de cet homme n’a rien d’évident et reste hypothétique, sans être impossible pour autant. Remarquons que le texte dit que l’homme que Socrate recherche est d’abord habité par le don divin (theia moira) sans intelligence (aneu nou), mais qu’il se montre cependant, dans un deuxième temps, capable de faire d’un autre un politique (kai allon poièsai politikon) (Ménon, 100a2). Or voilà le problème : déjà les grands hommes comme Thémistocle et Périclès, habités par la theia moira, sont exceptionnels, a fortiori, cet homme hypothétique que Socrate appelle de ses vœux, qui ne peut que l’être encore davantage. Il est tellement exceptionnel qu’il serait comme le devin Tirésias dans l’Hadès (voir Homère, Odyssée, chant X, v. 495), le seul sage dans le monde des ombres.


Telle serait donc à mon sens (en envisageant une synthèse possible entre les témoignages de Xénophon et de Platon), la pensée politique à la fois pragmatique (fondée sur les faits), religieuse et rationnelle de Socrate. J’y vois une pensée politique profonde, non pas exactement une idéologie de type oligarchique ou monarchiste, comme le pensent certains historiens. Je ne pense pas, par conséquent, que Socrate était un idéologue, c’est-à-dire un intellectuel venant justifier a posteriori une option politique coutumière, préconçue à la base, qui serait celle du courant conservateur. Il rejoint peut-être, au bout du compte, les options politiques du parti conservateur (notamment avec la contestation de la politique et de la Constitution des démocrates), mais sa pensée, à la base, est autonome, fondée sur les exemples de politiques célèbres et émanant d’une réflexion personnelle.


Je vois donc sa pensée comme proprement philosophique. Si l'on va jusqu’au bout de cet essai de synthèse que j’ose proposer, on comprend ce qu’a pu être le défi que Platon a relevé : être ce Tirésias de la politique que Socrate recherchait désespérément. Remarquons que Platon, avec La République, livres II à X, a été un extraordinaire défenseur rationnel de la thèse socratique du roi-philosophe. Sur ce point, sans aucun doute, Platon a été conforme au modèle de Tirésias dans le Ménon. Il a essayé de montrer sous quelle condition on peut enseigner la vertu politique avec un système éducatif ultra-sélectif. Malheureusement, on ne peut pas dire qu'à titre personnel, dans le domaine de la politique, Platon ait particulièrement brillé. Il n’a pas su imposer son charisme aux tyrans de Sicile Denys Ier et Denys II. Il n’a pas pu être leur conseiller à Syracuse, alors que Tirésias avait été le conseiller de Créon à Thèbes, Anaxagore le conseiller de Périclès à Athènes.


Les incursions répétées de Platon dans la politique sicilienne furent des échecs cuisants. À l’évidence, Platon a été un philosophe hors pair, mais il n’a pas fait la preuve qu’il était un animal politique doté d’un charisme lui permettant de s’imposer auprès des Grecs. En dépit de l’admiration sans borne que j’éprouve pour cet immense penseur, on ne peut que constater qu’il n’a pas pu être tout à fait l’homme providentiel, le Tirésias que Socrate attendait.


J.-L. P.

27/09/2022




[1] Tout n’est pas si simple car Socrate, d’après ses disciples, gardait un goût prononcé pour les discussions privées : Socrate discute aussi dans des lieux non publics (maison de Callias dans le Protagoras et dans le Banquet rédigé par Xénophon, maison de Calliclès dans le Gorgias, la maison d’Agathon dans le Banquet rédigé par Platon etc.). Xénophon (Mém. III, 14) fournit un exemple de discussion par questions-réponses, qui semble être menée par Socrate dans sa propre maison : celui-ci organise le repas, donne des ordres au serviteur (pais). Xénophon nous fait comprendre en relatant cette discussion qu’existait entre le philosophe et ses amis une pratique récurrente de prises de repas, les uns et les autres ayant l’habitude d’apporter de la nourriture destinée à être mise en commun. La règle en vigueur implique une certaine communauté privée à caractère récurrent (au moins pour la prise de repas et l’échange philosophique), puisqu’elle consistait à « établir le partage de ce qui a été mis en commun » (κοινωνεῖν τοῦ εἰς τὸ κοινὸν τιθεμένου). Aristophane rapporte dans les Nuées que Socrate officiait principalement dans sa petite maison (tôikidion, 92), appelée pompeusement dans la comédie « temple de la pensée » (Phrontistèrion). Dans le Criton et le Phédon, Socrate discute avec ses fidèles dans un lieu fermé, la prison, où personne ne viendra l’accuser d’aborder des sujets inconvenants (Phédon, 70b-c), où pourront en toute quiétude être abordés des projets secrets ou des doctrines ésotériques, des propos censés ne pas être divulgués appelés aporrhèta : projet de fuite proposé à Socrate, dictons de la religion secrète des Orphiques et des Pythagoriciens, discussions sur la réincarnation de l’âme, sur la géographie de l’au-delà. Le Gorgias (485d) nous apprend que lorsque les citoyens se réunissaient à l’Assemblée pour débattre des affaires de la cité, Socrate fuyait pour discuter dans un coin (en gôniai) avec trois ou quatre jeunes gens. Le Théétète relate la rencontre amicale et privée d’un disciple éponyme. Même chose pour l’Alcibiade majeur. De plus, comme le remarque Louis-André Dorion in Mém. I, Belles Lettres, 2000, 2003², n. 28 p. 59, : « Socrate avait beau fréquenter les endroits publics et s’entretenir avec tout le monde, il ne pratiquait pas moins une certaine forme d’élitisme (…) Il n’admet pas n’importe qui dans le cercle étroit de ses disciples (Lachès, 200d, Théétète, 150e-151b) ».


[2] Platon montre à plusieurs reprises (Cratyle, Phédon, Phèdre, etc.) que Socrate, en tant qu'il était homme, ne savait rien par lui-même, était vide de tout savoir. Mais en tant qu'il était momentanément habité par le "don divin", il accédait à la vérité sous la forme de l'opinion vraie, une opinion non qualifiée de savoir puisqu'en attente d'une justification rationnelle. Le Phédon est très explicite à cet égard. Socrate paraît d'abord habité par le don divin (theia moira, 58e) qui lui fait espérer en la survie de l'âme dans l'au-delà. Cependant, pour étayer cette intuition, il procède à la démonstration de l'immortalité de l'âme au moyen de cinq preuves. Un autre Socratique, Eschine de Sphettos, présente Socrate comme bipolaire en quelque sorte: vide en tant qu'homme, mais accédant à la vérité par la theia moira, au moyen d'une grâce divine. Voir nos ouvrages Mystères socratiques..., 2015, p. 151 sq. et Socrate et l'énigme... 2020, p. 40 sq. p. 99, 152 sq., 227 sq. Le savoir (epistèmè) est donc l'opinion vraie (alèthès doxa) accompagnée d'un raisonnement (logos). Telle est la définition finale de l'epistèmè qui émane du Théétète de Platon. Il y a de très fortes chances pour que cette définition soit socratique à l'origine.

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